Si vous vous spécialisez dans l’accompagnement des personnes en difficulté, vous
comprendrez vite que le temps est une composante centrale de l’accompagnement. Les
temps sont différents suivant les situations et les acteurs. Ils ont un impact
fort sur le quotidien des personnes et sur l’accompagnement.
Le temps de la personne qui revient après un arrêt longue durée est spécifique. Il
est différent selon la cause de l’arrêt.
Dans le cas d’un burnout, la
personne a du temps en trop mais pas l’énergie pour en tirer parti pendant son
arrêt. La sortie du burnout passe effectivement par une énergie suffisante
permettant une meilleure utilisation de ce temps.
Pour un malade du cancer, le
temps est souvent trop court. Il est très rythmé par les soins, les
traitements, les déplacements, les examens. Etre malade, c’est un job à part
entière qui occupe tout le temps disponible. Il n’en reste guère pour soi et
les autres. Enfin, l’énergie est toute entière consacrée aux soins et il n’en
reste plus pour une autre activité.
Le temps des proches est aussi fortement impacté. Car quand vous n’avez plus d’énergie
pour accompagner les enfants à leurs activités, alors que vous êtes à la maison,
mais scotché à votre canapé aussi surement qu’une tique à son chien, c’est le
conjoint qui s’y colle. ll/Elle n’a plus de temps pour soi non plus.
C’est pareil pour le rôle d’aide
malade, d’aidant. Un malade a besoin de se faire aider et les aidants se font
phagocyter leur temps libre comme chauffeur ambulancier, gestionnaire de dossier
médical. Ce sont des activités très chronophages.
Dans tous les cas, c’est l’équilibre temporel de la famille
et de son environnement qui est impacté.
Pour la personne qui accompagne le malade, le temps est aussi une donnée cruciale.
Respecter le timing des soins, la disponibilité de la personne, son énergie du
moment impose un fonctionnement souple. Il n’est pas utile de prévoir un
planning précis des mois à l’avance, mais bien un programme d’accompagnement d’une
fois sur l’autre, au mieux, en fonction du mi-temps thérapeutique par exemple,
ou de la forme de la personne à cette heure de la journée. Accompagner une
personne qui revient après 1 an d’arrêt à 18h le soir n’est pas forcément le
moment le plus approprié.
Le contenu des sessions d’accompagnement
ne se programme pas non plus à l’avance. C’est encore plus vrai pour des
personnes de retour en activité. C’est un avantage car au moins, l’accompagnant
sait qu’il devra faire en fonction de l’actualité, de l’énergie du moment et
c’est plutôt une bonne pratique.
Evidemment, ce qui rend les choses un peu plus compliquée dans le cas des personnes qui
retournent en entreprise, c’est que le temps de l’entreprise lui est un temps
rapide, dense. Avec des objectifs, des « dead-lines », des jalons.
C’est un choc pour la personne de se trouver confrontée à des contraintes de
temps fortes alors qu’elle en est à se réapproprier un temps à soi, un mode de
fonctionnement propre.
La première question du malade de
retour en entreprise est de savoir si elle va tenir le choc, comment vont se
comporter les collègues, le manager etc. C’est déjà une épreuve de se présenter
à la bonne heure au travail, d’embaucher, de retrouver les rites et rythmes, de
revenir dans un univers parfois devenu lointain. Cette reconnexion peut
demander un certain temps, souvent proportionnel à la durée de l’arrêt. Revenir
après 18 mois d’arrêt n’est pas une sinécure. Le temps partiel thérapeutique
permet aussi cela.
C’est pourquoi il est plus
difficile de revenir dans certains métiers où la pression de temps est forte et
immédiate. Si vous êtes en charge de construire des budgets, vous savez bien
que même si on vous dit d’y aller cool, le budget doit être soumis à une certaine
date pour rentrer dans un cycle de revue et d’acceptation. Personne n’ira dire
« le budget de la R&D n’est pas fait car untel est en post
burnout/cancer, il a besoin de 2 semaine de plus ». Car un budget
s’approuve dans son intégralité, pas au fil de l’eau.
Le problème, c’est que les postes où le temps n’est pas omniprésent, où le rythme
est supportable ou adaptable, sont de plus en plus rares. L’accélération des
entreprises, le mode de management très transverse rend difficile des cellules
protectrices qui donnent du temps. S’il est possible d’expliquer à son collègue
et son manager le besoin de prendre du temps, il est plus difficile de l’expliquer
à un manager fonctionnel sur un autre site, à une chef de projet dans un autre
pays. Sauf à faire une publication ou une annonce générale sur la faible productivité
de M. untel pendant un temps donné. C’est délicat, vous en conviendrez. Les
zones d’atterrissage se font rares.
Dans son ouvrage [i]«
la Comédie humaine au travail» (sous-titré : «De la déshumanisation taylorienne
à la sur-humanisation
managériale»), Danièle Linhart revient sur la relation au temps dans les
entreprises modernes. Avec une comparaison entre la maitrise du temps des
ouvriers par Taylor, et l’accélération des entreprises modernes, où le temps
est confisqué.
« Cet argument de
l’accélération infinie du temps devient une arme de guerre. Non seulement, il
conduit à déstabiliser sans cesse les salariés, à brouiller leurs repères et à
défaire leurs ancrages, mais il désamorce toute tentative d’analyse critique. »
Le travail à la chaine induit par
le taylorisme a eu un effet pernicieux sur les ouvriers. Le travail est sans
grand intérêt et nécessite une certaine attention. Mais parfois pas suffisamment
pour éviter à l’ouvrier de penser à autre chose. C’est alors la personne en
poste elle-même qui va accélérer la cadence, pour devoir être pleinement
absorbé par le travail mécanique à accomplir. C’est le phénomène
d’accélération. Une façon de lutter contre le non-sens du geste à faire. C’est
un excellent moyen de ne plus penser, de se déconnecter presque littéralement
le cerveau. Ainsi, la journée passe plus vite et cela évite de broyer du noir.
Une stratégie de défense contre le vide.
Si vous observez l’accélération effarante
des entreprises de nos jours, il est tentant de faire une comparaison. La mise
en place des processus de production, quel que soit le domaine concerné, Rh,
comptabilité, finances, production, R&D etc… touche tous les secteurs. Un
processus pousse l’autre, il y a toujours une urgence sur le feu. Les ouvriers
ne sont plus concernés, mais bien les cadres. Les cadres de proximité, les
cadres intermédiaires, les cadres autonomes, tous courent ! Sans fin.
Je ne sais pas si l’objectif est
de déstabiliser les salariés, mais c’est bien le résultat obtenu. Avec une
différence avec le mode taylorien, c’est que l’ouvrier ne travaillait que 8/10
par jour, dans l’usine. Le cadre actuel travaille 12h par jour, au bureau, à la
maison, en we, en congés. Sans avoir choisi d’accélérerer pour ne plus penser,
lui.
Mais concrètement ?
A quoi sert ce constat s’il ne permet pas d’améliorer le sort des
personnes au sein de l’entreprise
Le temps du malade n’est pas celui de l’entreprise. Vous l’avez compris. Par contre,
la question devient plus épineuse quand il s’agit d’accompagner une personne
malade de retour en entreprise. Le donneur d’ordre, le RH ou le manager, a lui
une parfaite notion du temps. Si la personne malade est de retour après un
arrêt long, elle revient souvent dans un
service différent, dans une entité différent, avec un manager différent.
C’est souvent le cas après un arrêt lié à un cancer par exemple. Mais aussi
après des burnout ayant nécessité des arrêts plus brefs, de quelques mois. Le
retour d’une personne après un burnout au même endroit est compliqué, il faut
un manager solide, capable de regarder les choses en face et qui n’a pas baigné
dans un harcèlement conscient ou pas.
Quand une personne revient, il
faut lui trouver un point de chute, rarement son poste initial. Contrairement à
ce que l’on pourrait penser, personne n’attend avec impatience le malade. C’est
plutôt la question « Mais on va en faire quoi ? » « Et où ?».
La priorité est donc de trouver un poste d’atterrissage, pour un certain temps,
et un manager qui accepte de prendre ce collaborateur.
Mais cela ne peut durer qu’un
temps. Le RH a peu de moyen pour imposer, au mieux arrive-t-il à trouver une solution
provisoire. Pour quelques mois, 3, 6 mois maximum. Autrement dit, la personne à
6 mois dans le meilleur des cas pour se reconstruire et retrouver un poste. Car
c’est bien comme cela que cela se passe. La personne de retour à 3 options :
- Soit retrouver son poste d’origine et être opérationnel le plus vite possible,
- Soit retrouver un poste tampon et en profiter pour cherche un autre poste interne,
- Soit atterrir en « terre inconnue » dans un nouveau service.
Dans les 3 cas, c’est une course
contre la montre ? Pour la personne et pour le coach qui l’accompagne.
Vous allez me dire que c’est scandaleux de n’avoir que ces options. Qu’il faut
donner du temps au temps, même en entreprise. Personne en vous contredira là-
dessus mais la réalité de l’entreprise est aujourd’hui celle-ci et encore une
fois, inutile de faire des effets de manches, mais essayer d’être pragmatique.
La réalité du terrain est aujourd’hui celle-là.
La question qui se pose au coach
est alors plutôt déontologie. A partir de quand je suis instrumentalisé et une
simple caution morale pour que l’entreprise puisse dire « Nous avons fait
le maximum ! », « Ce n’est pas notre faute ».
La stratégie est souvent de jouer
la montre. Démarrer un accompagnement avec au moins 6 mois pour travailler
devant soi, sinon se demander comment il sera possible pour gratter quelques mois.
Car ces 6 mois sont indispensables à la personne pour prendre du recul, pour
évoluer, pour se projeter avec une capacité à se dire qu’il veut aller dans
telle direction, vers tel poste et pas tel autre.
Le retour d’expérience nous indique en effet que le rétablissement d’une personne dans son
poste prend un certain temps, pour ne pas dire un temps certain. A moins de 6
mois, il est difficile de faire un travail sérieux et bienveillant. Il faut
bien compter un an pour considérer également que la situation est stabilisée.
Pourquoi 6 mois ? C’est une
bonne question à laquelle il est difficile de répondre. Disons qu’il faut bien
compter 2 ou 3 mois pour que la personne retrouve le rythme du travail et
l’énergie qui va bien. Puis un deuxième temps consiste à reconstruire des
projets autour de sa vie professionnelle. Peut-être aussi que le temps de
changement de l’être humain est de cet ordre-là ! Changer prend du temps,
c’est un processus interne.
Enfin, ne pas disposer d’un temps
nécessaire confortable va mettre l’accompagnant dans une position d’obligation
de résultat. La pression sera plus forte et la tentation de
« brusquer » la personne pour la faire avancer plus vite grande. Ce
n’est pas déontologique et va à l’envers des intérêts de la personne
accompagnée. En 3 mois, l’accompagnement est brutal, intense. En 6 mois, il
donne (un peu) du temps au temps.
Je vais aussi préciser que ces 6
mois ne sont pas 6 mois après le retour. La tentation est grande de jouer la
montre lors du retour. Avant de prévoir un accompagnement, laissons passer
quelques temps, histoire de se faire une idée avant d’engager un
accompagnement. Apres tout, tout peut très bien se passer.
C’est possible mais tout peut
aussi très mal se passer. Attendre « pour voir », c’est prendre un
risque, surtout si l’arrêt a été long, et donc le retour difficile. Jouer la
montre, volontairement ou pas, consciemment ou non, c’est faire prendre un
risque à la personne, au manager, à l’équipe et donc à l’entreprise. Le temps,
le bon timing, est clé dans ces situations.
Pour terminer ce post sur le temps, je vais reprendre l’article[ii]
de Megan Brooks, paru sur le Lancet.
Le sujet porte sur la classification comme
pathologie ou pas d’une personne en deuil. A partir de combien de temps après
le décès effectif, un proche est-il en dépression, donc malade au sens médical
du terme.
L’article rappelle que « Jusqu'en
1980, date de la publication du Diagnostic and Statistical Manual of Mental
Disorders III (DSM III), le manuel de référence des psychiatres version 3, la
souffrance d'une personne ayant subi un deuil n'était pas considérée comme
pathologique, comme une dépression.
Dans le DSM-IV (1994), les symptômes dépressifs sont considérés comme
normaux chez des personnes récemment endeuillées s'ils ne persistent pas
au-delà de 2 mois.
Dans le DSM-V, à paraître en mai 2013, le groupe de travail de
l'American Psychiatry Association (APA) prévoit que le deuil ne soit plus
considéré comme « une exception».
Autrement dit, en 1980, le deuil
n’avait pas de durée. Vous aviez le temps nécessaire pour faire votre deuil. En
1994, au-delà de 2 mois, si vous n’avez pas retrouvé la patate, vous êtes
malade. En 2013, vous êtes tout de suite potentiellement en dépression. Donc
candidat aux antidépresseurs, ce qui explique les discussions vives sur le
sujet. Le DSM V est-il en train de médicaliser le monde, et accessoirement de
faire la fortune des laboratoires pharmaceutiques ?
Nous laisserons le débat aux
spécialistes ! Mais il ressort néanmoins de ce débat que le temps pour
faire son deuil se raccourcit. La personne n’a plus le temps de souffrir, de se
reconstruire. C’est un point particulièrement difficile en entreprise :
trouver du temps.
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Tannguy