lundi 5 octobre 2015

Temps et Rythme



Si vous vous spécialisez dans l’accompagnement des personnes en difficulté, vous comprendrez vite que le temps est une composante centrale de l’accompagnement. Les temps sont différents suivant les situations et les acteurs. Ils ont un impact fort sur le quotidien des personnes et sur l’accompagnement.

Le temps de la personne qui revient après un arrêt longue durée est spécifique. Il est différent selon la cause de l’arrêt.

Dans le cas d’un burnout, la personne a du temps en trop mais pas l’énergie pour en tirer parti pendant son arrêt. La sortie du burnout passe effectivement par une énergie suffisante permettant une meilleure utilisation de ce temps.
Pour un malade du cancer, le temps est souvent trop court. Il est très rythmé par les soins, les traitements, les déplacements, les examens. Etre malade, c’est un job à part entière qui occupe tout le temps disponible. Il n’en reste guère pour soi et les autres. Enfin, l’énergie est toute entière consacrée aux soins et il n’en reste plus pour une autre activité.

Le temps des proches est aussi fortement impacté. Car quand vous n’avez plus d’énergie pour accompagner les enfants à leurs activités, alors que vous êtes à la maison, mais scotché à votre canapé aussi surement qu’une tique à son chien, c’est le conjoint qui s’y colle. ll/Elle n’a plus de temps pour soi non plus.
C’est pareil pour le rôle d’aide malade, d’aidant. Un malade a besoin de se faire aider et les aidants se font phagocyter leur temps libre comme chauffeur ambulancier, gestionnaire de dossier médical. Ce sont des activités très chronophages.
Dans tous les cas, c’est l’équilibre temporel de la famille et de son environnement qui est impacté.

Pour la personne qui accompagne le malade, le temps est aussi une donnée cruciale. Respecter le timing des soins, la disponibilité de la personne, son énergie du moment impose un fonctionnement souple. Il n’est pas utile de prévoir un planning précis des mois à l’avance, mais bien un programme d’accompagnement d’une fois sur l’autre, au mieux, en fonction du mi-temps thérapeutique par exemple, ou de la forme de la personne à cette heure de la journée. Accompagner une personne qui revient après 1 an d’arrêt à 18h le soir n’est pas forcément le moment le plus approprié.
Le contenu des sessions d’accompagnement ne se programme pas non plus à l’avance. C’est encore plus vrai pour des personnes de retour en activité. C’est un avantage car au moins, l’accompagnant sait qu’il devra faire en fonction de l’actualité, de l’énergie du moment et c’est plutôt une bonne pratique.

Evidemment, ce qui rend les choses un peu plus compliquée dans le cas des personnes qui retournent en entreprise, c’est que le temps de l’entreprise lui est un temps rapide, dense. Avec des objectifs, des « dead-lines », des jalons. C’est un choc pour la personne de se trouver confrontée à des contraintes de temps fortes alors qu’elle en est à se réapproprier un temps à soi, un mode de fonctionnement propre.
La première question du malade de retour en entreprise est de savoir si elle va tenir le choc, comment vont se comporter les collègues, le manager etc. C’est déjà une épreuve de se présenter à la bonne heure au travail, d’embaucher, de retrouver les rites et rythmes, de revenir dans un univers parfois devenu lointain. Cette reconnexion peut demander un certain temps, souvent proportionnel à la durée de l’arrêt. Revenir après 18 mois d’arrêt n’est pas une sinécure. Le temps partiel thérapeutique permet aussi cela.
C’est pourquoi il est plus difficile de revenir dans certains métiers où la pression de temps est forte et immédiate. Si vous êtes en charge de construire des budgets, vous savez bien que même si on vous dit d’y aller cool, le budget doit être soumis à une certaine date pour rentrer dans un cycle de revue et d’acceptation. Personne n’ira dire « le budget de la R&D n’est pas fait car untel est en post burnout/cancer, il a besoin de 2 semaine de plus ». Car un budget s’approuve dans son intégralité, pas au fil de l’eau.

Le problème, c’est que les postes où le temps n’est pas omniprésent, où le rythme est supportable ou adaptable, sont de plus en plus rares. L’accélération des entreprises, le mode de management très transverse rend difficile des cellules protectrices qui donnent du temps. S’il est possible d’expliquer à son collègue et son manager le besoin de prendre du temps, il est plus difficile de l’expliquer à un manager fonctionnel sur un autre site, à une chef de projet dans un autre pays. Sauf à faire une publication ou une annonce générale sur la faible productivité de M. untel pendant un temps donné. C’est délicat, vous en conviendrez. Les zones d’atterrissage se font rares.

Dans son ouvrage [i]« la Comédie humaine au travail» (sous-titré : «De la déshumanisation taylorienne  à la sur-humanisation managériale»), Danièle Linhart revient sur la relation au temps dans les entreprises modernes. Avec une comparaison entre la maitrise du temps des ouvriers par Taylor, et l’accélération des entreprises modernes, où le temps est confisqué.
« Cet argument de l’accélération infinie du temps devient une arme de guerre. Non seulement, il conduit à déstabiliser sans cesse les salariés, à brouiller leurs repères et à défaire leurs ancrages, mais il désamorce toute tentative d’analyse critique. »
Le travail à la chaine induit par le taylorisme a eu un effet pernicieux sur les ouvriers. Le travail est sans grand intérêt et nécessite une certaine attention. Mais parfois pas suffisamment pour éviter à l’ouvrier de penser à autre chose. C’est alors la personne en poste elle-même qui va accélérer la cadence, pour devoir être pleinement absorbé par le travail mécanique à accomplir. C’est le phénomène d’accélération. Une façon de lutter contre le non-sens du geste à faire. C’est un excellent moyen de ne plus penser, de se déconnecter presque littéralement le cerveau. Ainsi, la journée passe plus vite et cela évite de broyer du noir. Une stratégie de défense contre le vide.
Si vous observez l’accélération effarante des entreprises de nos jours, il est tentant de faire une comparaison. La mise en place des processus de production, quel que soit le domaine concerné, Rh, comptabilité, finances, production, R&D etc… touche tous les secteurs. Un processus pousse l’autre, il y a toujours une urgence sur le feu. Les ouvriers ne sont plus concernés, mais bien les cadres. Les cadres de proximité, les cadres intermédiaires, les cadres autonomes, tous courent ! Sans fin.
Je ne sais pas si l’objectif est de déstabiliser les salariés, mais c’est bien le résultat obtenu. Avec une différence avec le mode taylorien, c’est que l’ouvrier ne travaillait que 8/10 par jour, dans l’usine. Le cadre actuel travaille 12h par jour, au bureau, à la maison, en we, en congés. Sans avoir choisi d’accélérerer pour ne plus penser, lui.

Mais concrètement ?  A quoi sert ce constat s’il ne permet pas d’améliorer le sort des personnes au sein de l’entreprise 

Le temps du malade n’est pas celui de l’entreprise. Vous l’avez compris. Par contre, la question devient plus épineuse quand il s’agit d’accompagner une personne malade de retour en entreprise. Le donneur d’ordre, le RH ou le manager, a lui une parfaite notion du temps. Si la personne malade est de retour après un arrêt long, elle revient souvent dans un  service différent, dans une entité différent, avec un manager différent. C’est souvent le cas après un arrêt lié à un cancer par exemple. Mais aussi après des burnout ayant nécessité des arrêts plus brefs, de quelques mois. Le retour d’une personne après un burnout au même endroit est compliqué, il faut un manager solide, capable de regarder les choses en face et qui n’a pas baigné dans un harcèlement conscient ou pas.

Quand une personne revient, il faut lui trouver un point de chute, rarement son poste initial. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, personne n’attend avec impatience le malade. C’est plutôt la question « Mais on va en faire quoi ? » « Et où ?». La priorité est donc de trouver un poste d’atterrissage, pour un certain temps, et un manager qui accepte de prendre ce collaborateur.
Mais cela ne peut durer qu’un temps. Le RH a peu de moyen pour imposer, au mieux arrive-t-il à trouver une solution provisoire. Pour quelques mois, 3, 6 mois maximum. Autrement dit, la personne à 6 mois dans le meilleur des cas pour se reconstruire et retrouver un poste. Car c’est bien comme cela que cela se passe. La personne de retour à 3 options :
  • Soit retrouver son poste d’origine et être opérationnel le plus vite possible,
  • Soit retrouver un poste tampon et en profiter pour cherche un autre poste interne,
  • Soit atterrir en « terre inconnue » dans un nouveau service.

Dans les 3 cas, c’est une course contre la montre ? Pour la personne et pour le coach qui l’accompagne.

Vous allez me dire que c’est scandaleux de n’avoir que ces options. Qu’il faut donner du temps au temps, même en entreprise. Personne en vous contredira là- dessus mais la réalité de l’entreprise est aujourd’hui celle-ci et encore une fois, inutile de faire des effets de manches, mais essayer d’être pragmatique. La réalité du terrain est aujourd’hui celle-là.
La question qui se pose au coach est alors plutôt déontologie. A partir de quand je suis instrumentalisé et une simple caution morale pour que l’entreprise puisse dire « Nous avons fait le maximum ! », « Ce n’est pas notre faute ».
La stratégie est souvent de jouer la montre. Démarrer un accompagnement avec au moins 6 mois pour travailler devant soi, sinon se demander comment il sera possible pour gratter quelques mois. Car ces 6 mois sont indispensables à la personne pour prendre du recul, pour évoluer, pour se projeter avec une capacité à se dire qu’il veut aller dans telle direction, vers tel poste et pas tel autre.

Le retour d’expérience nous indique en effet que le rétablissement d’une personne dans son poste prend un certain temps, pour ne pas dire un temps certain. A moins de 6 mois, il est difficile de faire un travail sérieux et bienveillant. Il faut bien compter un an pour considérer également que la situation est stabilisée.
Pourquoi 6 mois ? C’est une bonne question à laquelle il est difficile de répondre. Disons qu’il faut bien compter 2 ou 3 mois pour que la personne retrouve le rythme du travail et l’énergie qui va bien. Puis un deuxième temps consiste à reconstruire des projets autour de sa vie professionnelle. Peut-être aussi que le temps de changement de l’être humain est de cet ordre-là ! Changer prend du temps, c’est un processus interne.
Enfin, ne pas disposer d’un temps nécessaire confortable va mettre l’accompagnant dans une position d’obligation de résultat. La pression sera plus forte et la tentation de « brusquer » la personne pour la faire avancer plus vite grande. Ce n’est pas déontologique et va à l’envers des intérêts de la personne accompagnée. En 3 mois, l’accompagnement est brutal, intense. En 6 mois, il donne (un peu) du temps au temps.

Je vais aussi préciser que ces 6 mois ne sont pas 6 mois après le retour. La tentation est grande de jouer la montre lors du retour. Avant de prévoir un accompagnement, laissons passer quelques temps, histoire de se faire une idée avant d’engager un accompagnement. Apres tout, tout peut très bien se passer.
C’est possible mais tout peut aussi très mal se passer. Attendre « pour voir », c’est prendre un risque, surtout si l’arrêt a été long, et donc le retour difficile. Jouer la montre, volontairement ou pas, consciemment ou non, c’est faire prendre un risque à la personne, au manager, à l’équipe et donc à l’entreprise. Le temps, le bon timing, est clé dans ces situations.

Pour terminer ce post sur  le temps, je vais reprendre l’article[ii] de Megan Brooks, paru sur le Lancet.
Le sujet porte sur la classification comme pathologie ou pas d’une personne en deuil. A partir de combien de temps après le décès effectif, un proche est-il en dépression, donc malade au sens médical du terme.
L’article rappelle que « Jusqu'en 1980, date de la publication du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders III (DSM III), le manuel de référence des psychiatres version 3, la souffrance d'une personne ayant subi un deuil n'était pas considérée comme pathologique, comme une dépression.
Dans le DSM-IV (1994), les symptômes dépressifs sont considérés comme normaux chez des personnes récemment endeuillées s'ils ne persistent pas au-delà de 2 mois.

Dans le DSM-V, à paraître en mai 2013, le groupe de travail de l'American Psychiatry Association (APA) prévoit que le deuil ne soit plus considéré comme « une exception».

Autrement dit, en 1980, le deuil n’avait pas de durée. Vous aviez le temps nécessaire pour faire votre deuil. En 1994, au-delà de 2 mois, si vous n’avez pas retrouvé la patate, vous êtes malade. En 2013, vous êtes tout de suite potentiellement en dépression. Donc candidat aux antidépresseurs, ce qui explique les discussions vives sur le sujet. Le DSM V est-il en train de médicaliser le monde, et accessoirement de faire la fortune des laboratoires pharmaceutiques ?
Nous laisserons le débat aux spécialistes ! Mais il ressort néanmoins de ce débat que le temps pour faire son deuil se raccourcit. La personne n’a plus le temps de souffrir, de se reconstruire. C’est un point particulièrement difficile en entreprise : trouver du temps.


[i] La comédie humaine du travail -De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale- Daniele LINHART – Edition ERES, 2015.

[ii] Le DSM-V et la question du deuil: où tracer la ligne entre tristesse et dépression ? Megan Brooks
Auteurs et déclarations|27 février 2012

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Tannguy