mercredi 26 août 2015

Test de nage forcée & Réunions de services



Dans son roman autobiographique, Burn Out, Patricia Martel[i], médecin, évoque ce représentant d’un  nouvel antidépresseur : le Survivor 3©. Il lui vante en particulier sa mise au point grâce à un test extraordinaire : l’épreuve de la nage forcée. Or ce test n’est pas seulement un test imaginaire de roman mais bien au contraire un test scientifique.

Le test de nage forcée ou de Porsolt est aussi appelé test du désespoir. Il est d’une simplicité étonnante. On place une souris dans un bécher rempli d’eau tiède. La souris se met à nager. On mesure alors le temps au bout duquel elle arrête de lutter car elle ne parvient pas à sortir du récipient bien entendu.
Ce test scientifique a pour objet de mesurer les effets des antidépresseurs chez le rat ou la souris. Les rongeurs déprimés arrêtent de nager plus vite que les autres. Si l’antidépresseur est efficace, la souris va nager plus longtemps que la population témoin avant de se laisser flotter.
L’intérêt de ce test est son côté scientifique et représente le résultat d’études sur le meilleur moyen de stresser des rats. La « recette » est de mettre un rat :

  • seul,
  • face à une situation qui le dépasse
  • et sans espoir de sortie.


En synthèse, le faire lutter seul contre un ennemi invisible et infini.

Dans les années 80, j’ai vu le film d’Alain Resnais et d’Henri Laborit [ii]« Mon oncle d’Amérique [iii]». Il y détaille les 4 comportements de base de l’être humain : la consommation, la récompense, la punition et l’inhibition de l’action.
Chacun de ces comportements est illustré dans le film par les acteurs Roger Pierre, Gérard Depardieu et  Nicole Garcia. Si le film a eu un grand succès en son temps, il est aujourd’hui dépassé mais était précurseur et grand public.
Le film mélange des destins différents et quelques scènes plus « scientifiques » montrant des rats de laboratoire. Il donne l’exemple de ce rat face à une décharge électrique émise après un signal sonore, 10 fois de suite, sur 7 jours. Ce premier rat peut fuir vers une autre partie de la cage non électrifiée. Il est en parfaite santé au bout d’une semaine.
Le deuxième exemple montre deux rats coincés dans la partie émettant une décharge électrique, sans échappatoire. Ils subissent la décharge, mais se « mettent sur le G… » quand ils la subissent. Ils sont eux aussi fringants au bout d’une semaine.
Le dernier exemple est illustré par un rat coincé dans la mauvaise partie de la cage, seul et sans échappatoire. Il doit subir la décharge. Ce rat-là est en piteux état au bout d’une semaine. Ce dernier exemple montre que si le rat ne peut éviter la menace ou ne peut pas décharger son agressivité, il s’inhibe, prend sur lui, ce qui revient à retourner l’agressivité contre lui.
Ce n’est donc pas seulement l’opposition qui est contraignante, ni les conditions de travail en soi mais bien l’impossibilité de lutter contre le stimulus agressif ou l’impossibilité de pouvoir décharger son agressivité. La lutte est stressante mais face à un ennemi identifié, l’homme sait gérer. Soit par la fuite en fuyant vers une autre entreprise, ce qui n’est plus si facile aujourd’hui dans notre contexte social. Soit par l’agressivité, ce qui n’est plus acceptable dans nos sociétés.

Face à un ennemi invisible et seul, le rat et l’homme ne font donc pas long feu.
Ce qui est caractérise également de nombreux cas de bunt-out, c’est cette composante de solitude, d’infini, de perte d’espoir.

De solitude car le personne en burnout est seule face à son travail. C’est le cas dans les organisations complexes où les métiers sont tellement pointus que peu de collègues sont à même de le comprendre précisément et de le faire « à la place de ». L’expert pointu de tel domaine a souvent bien du mal à trouver un collègue avec qui échanger sur ses difficultés. Ce qui aggrave surtout cette situation, c’est l’éclatement géographique. Les pairs sont dans d’autres pays, sur d’autres fuseaux horaires, d’autres sites. Impossible d’échanger avec eux sur les difficultés du métier au quotidien. Si j’ai une convivialité avec un collègue, ce sera souvent assez superficiel. Il y a moins de sentiment d’appartenance à une entité, un métier. Ce vécu est à l’opposé des compagnons du devoir, des corporatismes. L’organisation change également tout le temps, les personnes du service sont volatiles, le sentiment de solitude s’installe.
D’infini car la masse de travail est importante. Elle arrive de plusieurs cotés à la fois. Ce n’est plus le chef qui donne des ordres et définit la tâche à réaliser mais des nombreux responsables fonctionnels. Ils sont même très nombreux ces chefs de projets, chargés de missions, managers fonctionnels, sur plusieurs sites, plusieurs continents, plusieurs fuseaux horaires. Ils ne sont pas méchants, ils essaient eux aussi de nager au mieux dans le bain, mais le collaborateur doit faire face à cette masse de travail sans bien distinguer ce qui est important de ce qui l’est moins. Comment prioriser ? Personne ne le sait, tout est prioritaire. Et sans fin, une vague pousse l’autre.
Perte d’espoir enfin car cette situation peut ne pas bouger pendant des années. Si la structure hiérarchique évolue tous les jours, l’organisation du travail elle change peu si ce n’est par une diminution de moyens. Ce n’est pas un coup de feu ponctuel, c’est une situation instable –rien n’est jamais sûr -, critique - tout est urgent et important – et pérenne. La citation « Il n'existe rien de constant si ce n'est le changement. » de Boudha est dramatiquement vraie ici. Il n’y a nulle éclaircie au bout du tunnel. Les seules bouffées d’oxygène sont les vacances mais l’idée du retour angoisse déjà ; et la retraite dont personne n’est plus sur de profiter et quand ?

L’organisation du travail globale, corporate, voulue ou non, reconduit aujourd’hui les conditions du test de nage forcée. Certains collaborateurs se retrouvent donc dans une situation assez analogue à ces rats. Ils nagent du mieux qu’ils peuvent mais seuls face à un ennemi protéiforme, sans visage connu. Et sans fin. Ils n’ont pas la plus petite idée de quand cette situation va s’arrêter. Alors au bout d’un moment ils s’arrêtent de nager, à quoi bon ?

A quoi bon ?

Mais concrètement ?  A quoi sert ce constat s’il ne permet pas d’améliorer le sort des personnes au sein de l’entreprise ?

Un début de  solution est sans doute la réunion de service. Elle est vieille comme les entreprises. Trop souvent décriée comme réunionnite, inutile, trop « top-down » - du haut vers le bas - par bien des collaborateurs, elle a sans doute des travers.
Mais c’est néanmoins le lieu et le temps où tous les membres d’un service sont réunis ensemble pour discuter du travail rendu par ce service. Dans bien des organisations aujourd’hui, les réunions de service sont remplacées par des « points » ou des réunions de projet. Ce sont des réunions très opérationnelles, orientées production. Elles posent la question de quand, mais rarement du comment. Or, comme le dit si bien Marie Pezé dans « Travailler à armes égales »[iv] : « La peur que nous éprouvons tous, à un moment ou à un autre, se nourrit de la solitude entretenue, de l’absence même de délibération autour du travail, sur la manière dont ion se débrouille avec lui »
Or la réunion de service avait pour avantage de parler du comment, de partager sur la pratique, sur la vision commune de faire le travail, de se confronter, de demander à redistribuer le travail ou de le faire différemment.
Ce n’était absolument pas une réunion parfaite, mais on se rend mieux compte aujourd’hui de son importance alors qu’elle est en voie de disparition, jugée archaïque.

Réintroduire  la notion de réunion de service est sans doute une mesure structurelle importante dans bien des environnements pour réintroduire la notion d’appartenance à une communauté de travail, pour partager les valeurs et ce qui se fait, pour donner une chance à la solidarité d’un groupe face à un travail. Pour éviter aux individus d’avoir le sentiment de nager seul dans un bocal.
Le corolaire est aussi organisationnel car cela suppose de réintroduire la notion de proximité dans le travail. Il faut éviter à tous prix les réunions de service entre des japonais, des canadiens et des français. Avec des horaires et des cultures trop différentes. En téléconférence sans affectif ni échange véritable. La réunion de service est une réunion en face à face de préférence, régulière pour ne pas dire hebdomadaire. C’est donc la distribution du travail « worldwide » -au niveau mondial -  qui est remis en cause. Il faut la revoir en créant des entités de travail de proximité, qui, elles, vont travailler « worldwide ».
On a confondu travail international avec organisation internationale du travail. C’est une erreur majeure. Il est tout à fait possible à des entités de taille réduite de travailler en proximité sur un seul site pour d’autres entités sur des pays ou continents différents. Mais créer des entités avec des collaborateurs sur 4 continents est sans doute la plus grosse bêtise de management de ce début de siècle. Cela ne marche pas ou alors à quel prix pour bien des individus?

Néanmoins, le style de management de ces réunions de service doit évoluer. Il ne peut plus s’agir d’un lieu de parole pour le responsable – et encore d’un lieu de harcèlement - mais bien d’un lieu d’échange. La posture du manager doit effectivement changer. Etre authentiquement collaborative. Pour quelques managers trop accrochés à leurs prérogatives, on a supprimé les réunions de service en jetant le bébé avec l’eau du bain.

Il existe une notion intéressante  dans d’autres environnements que l’entreprise. Ce sont les réunions de partage de pratiques en milieu hospitalier ou psy par exemple. Il s’agit de se réunir entre professionnels pour garder le meilleur de chaque situation, confronter sa vision à celle des autres, recueillir leur aval ou question. Ces réunions demandent une certaine expertise d’animation mais sont une bonne base pour mettre en place des réunions de service de nouvelles générations. Ce sont aussi des réunions d’écoute qui peuvent, symboliquement, se dérouler sans tables, sans vidéoprojecteur. En voilà un bon exemple de changement au sein de l’entreprise pour ces réunions de service : interdire le vidéoprojecteur.

Concrètement, pourquoi ne pas remettre en place une organisation du travail avec des équipes de proximité se réunissant pour des réunions de services non plus orientées reporting mais surtout analyse de la pratique ?


[i] Burn out - Patricia Martel - 7 juin 2010- Editions Atlantica
[ii] Henri Laborit (né le 21 novembre 1914 et mort le 18 mai 1995 à Paris) est un médecin chirurgien et neurobiologiste
[iii] « Mon oncle d'Amérique » est un film français d'Alain Resnais sorti en 1980.
[iv] Travailler à armes égales. Souffrance au travail : comment réagir ? – Marie Pezé, Rachel Saada, Nicolas Sandré - Broché – 21 avril 2011 – éditions Pearson.

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Tannguy